Qu’est-ce que la justice reproductive ?

Qu’est-ce que la justice reproductive ?

Illustré par Moule.

Quand j’ai découvert ce concept, je me suis sincèrement demandé ce que l’on pouvait bien faire en France pour ne jamais parler de justice reproductive dans les milieux militants. Mais comme c’est un concept intersectionnel et que dans ce pays on a une vision blanche, hétéro, cis, et urbaine d’absolument tout, la surprise n’a pas duré très longtemps. Comme d’habitude, on a six trains de retard, qu’il est urgent de rattraper.

La justice reproductive est un but comme l’est la justice sociale. C’est un concept développé en 1994 par un groupe d’afroféministes américaines militant au sein du mouvement pro-avortement. Il est définit par le collectif Asian Communities for Reproductive Justice comme ceci : “Il y a justice reproductive quand chacun.e a le pouvoir social, politique et économique ainsi que les ressources nécessaires pour prendre les décisions justes concernant son genre, son corps, sa sexualité et sa famille, pour soi et pour sa communauté.” C’est-à-dire que où que la personne se situe sur la grille de l’intersectionnalité, elle puisse avoir un accès total à des techniques telles que la pilule contraceptive, l’avortement, mais également à des sages-femmes, gynécologues ou doulas.


Nivellement par le haut

Avoir un droit inscrit dans la loi, ce n’est pas l’avoir dans les faits et, souvent, plus on cumule des oppressions systémiques et plus il devient difficile de faire valoir ce droit. Loretta J. Ross, une des femmes à l’origine du concept de justice reproductive, explique cette disparité dans Donner Naissance, sages-femmes, doulas & justice reproductive

“En tant que femmes africaines-américaines, nous avons rejoint le mouvement pour la défense de l’avortement afin de lutter pour le droit humain à ne pas avoir d’enfant en utilisant la contraception, l’avortement et l’abstinence. Mais, étant la cible de stratégies de contrôle eugénique et de contrôle des naissances, nous avons dû nous battre tout aussi fort pour le droit humain à avoir les enfants que nous voulions, dans les conditions que nous choisissons, en ayant par exemple recours à des sages-femmes ou à des doulas. Et enfin nous avons dû nous battre pour le droit à élever nos enfants dans des environnements protégés et sains, parce que la vie de nos enfants est sans cesse menacée de milles façons – violences policières, pollution environnementale, culture du viol et des armes à feu sans aucun contrôle, capitalisme néolibéral et autres forces, trop nombreuses pour en faire ici une liste exhaustive.”

L’eugénisme dont elle parle n’est pas spécifique au contexte français. Comme l’explique Françoise Vergès dans Le Ventre des Femmes, dans les années 70 à La Réunion, les femmes noires étaient victimes d’avortements et de stérilisations forcées. Aujourd’hui, certaines femmes cis handicapées sont poussées à avorter ou sont stérilisées de force. Les personnes trans sont privées de l’opportunité de préserver leurs gamètes lorsqu’elles entament une transition médicale, alors que c’est illégal de leur refuser. Mais ce sera bientôt inscrit dans la loi : la prochaine loi de bioéthique ne prévoit pas leur accès à la procréation médicalement assistée (PMA). C’est pour cela que la justice reproductive repose sur la capacité des communautés les plus touchées par l’oppression reproductive à mener cette lutte.

Le cas de la PMA

Puisqu’on est sur le sujet, profitons-en pour discuter du fait que l’accès à la PMA est un enjeu de justice reproductive :

  • Les personnes trans ont été sciemment exclues du projet de loi. Si une femme trans a fait préserver ses gamètes avant d’entamer une transition hormonale (qui la rend stérile ou beaucoup moins fertile), elle ne pourra pas les utiliser avec sa partenaire. Si un homme trans souhaite recourir à une PMA alors qu’il a fait changer le marqueur de genre sur sa carte d’identité, il n’en a pas le droit. 
  • Actuellement, alors que le projet de loi vient de passer au Sénat, la PMA n’est remboursable que pour “raisons médicales”, donc pour infertilité dans un couple hétéro. Cela implique qu’elle n’est pas remboursée pour les couples de lesbiennes cis ou les femmes cis seules, et que celles qui n’en ont pas les moyens financiers n’y auront pas accès.
  • Puisque beaucoup de femmes avec un handicap sont poussées à avorter, il est évident que l’on cherchera à les dissuader de recourir à une PMA.
  • Comme l’a fait remarquer Amandine Gay lors de la table ronde sur le traitement médiatique de la PMA organisée par Prenons la Une et l’AJL, il n’y a que deux CHU, où l’on peut pratiquer une PMA, dans les départements d’outre-mer. Celui de La Réunion et celui de Guadeloupe, qui a brûlé en 2018 et n’a toujours pas été reconstruit. La file d’attente dans les Caraïbes va être très longues. Les couples de lesbiennes qui n’ont pas de place en CHU à La Réunion et veulent recourir à la PMA devront donc aller en France hexagonale, ce qui a un coût très élevé et exclue de fait les couples qui ne sont pas riches.

Avec la loi et les conditions actuelles d’accès aux techniques de reproduction, il n’y aura donc que les femmes cis, riches, valides, vivant en milieu urbain et en France hexagonale qui auront un accès facile à la PMA. Autant dire qu’on est loin du compte de “toutes les femmes”.

Conseils lecture sur la justice reproductive :

Le ventre des femmes, Françoise Vergès

Donner naissance : sages-femmes, doulas et justice reproductive, Alana Apfel

“Le féminisme contre la famille”, entretien avec Sophie Lewis

Echoing Ida (en anglais), le média de Forward Together, une association qui travaille sur la justice reproductive aux Etats-Unis

Eva-Luna